| 19 mars 2020 |

Depuis vendredi dernier, je vois circuler dans les médias sociaux de nombreuses initiatives qui proposent des ressources pour faire « l’école à la maison ». Dès le départ, en tant qu’acteur de l’intégration du numérique en éducation, je me suis senti investi de la mission de contribuer par mon expertise. Mon premier réflexe : accélérer les productions sur lesquelles nous travaillons présentement, rendre ces ressources disponibles en ligne, mettre en place de la formation à distance pour tous les élèves du Québec, voire du monde entier! Go, go, go! C’est le temps d’agir!

J’ai donc entrepris de réunir notre équipe de travail pour planifier le travail à faire au cours des deux prochaines semaines. Bref, je me mets à l’action! Pendant la fin de semaine, j’apprends que le travail n’est pas requis par le Ministre de l’Éducation. Ma première réaction a été la déception. Je me suis demandé « pourquoi ne pas se mettre en action ? » Ça m’a alors forcé à changer de posture. Je suis passé en mode réflexion.

J’ai aussi discuté de longs moments avec ma conjointe, orthopédagogue de profession, sur la situation que nous vivons toutes et tous collectivement. Nous avons échangé sur notre malaise face à l’empressement à proposer des ressources aux familles pour ne pas « prendre de retard ». On s’est demandé si cela ne risquait pas de mettre trop de pression, trop rapidement sur les familles, les parents qui font face à une situation inédite, imprévue, stressante. Je comprends que tout le monde a des intentions nobles, on a le sentiment de vouloir agir rapidement, de participer, de contribuer par son expertise à relever le défi qui se présente à nous. 

Mais au fait, quelle est la nature réelle de ce défi? Le connait-on vraiment? Le Directeur de la santé publique du Québec, Horacio Arruda, a répété à plusieurs reprises au cours des derniers jours qu’il est difficile de prédire avec exactitude ce qui s’en vient. Ce que l’on peut faire, c’est agir maintenant sur les facteurs qui ont le plus de chance de porter des fruits au regard de ce que les données de la science nous disent, c’est-à-dire, mobiliser un effort collectif pour aplatir la fameuse courbe de progression du coronavirus. Pour la suite, on fait de la « futurologie », nous dit Dr Arruda. 

Parlant de futur, j’en reviens à nos familles. C’est la première fois dans toute l’histoire de l’humanité qu’autant de personnes à travers la planète font un effort collectif de distanciation sociale. Jamais auparavant autant de gens ne se sont isolés les uns des autres pour une période indéterminée. Quels sont les impacts sur les familles, les enfants, les adolescents, les parents, les grands-parents, les groupes d’amis, etc. ? Quels seront ces impacts dans une, deux, quatre, huit semaines? On ne le sait pas. On n’a jamais essayé ça avant! Quels sont les besoins de ces familles? De quoi ont-elles besoin pour préserver une forme d’équilibre aussi longtemps dans ce contexte? Difficile à dire avec certitude.

Pour tenter de répondre à cette question, je me suis remémoré différents faits que j’ai vécu au cours de ma carrière et dans ma vie personnelle et j’ai fait un exercice de prospection. Voici trois situations fictives que j’ai imaginées.

Justin, 15 ans, vit dans une famille recomposée avec sa sœur de 8 ans, son demi-frère de 4 ans. C’est le pilier de la famille dans ce contexte. Sa mère est infirmière et travaille de nombreuses heures supplémentaires. Son père tient un café à bout de bras, car il a dû congédier ses employés temporairement pour se donner une chance de boucler son budget. Leurs voisins comptent sur Justin deux jours par semaines pour garder leurs deux garçons de 3 et 6 ans. Il se fie sur l’horaire que sa mère lui a préparé : 9 h, on lit, on fait des jeux de société, etc.; 10 h, tout le monde dehors et on joue dans la cour, on prend une marche au parc, mais interdiction de s’approcher des amis, 11 h, temps d’écran ou de jeux libre pendant qu’il prépare le lunch et répétition de la séquence en après-midi. Justin est fier, responsable et il se sent investi d’une mission, mais quand son père arrive à la maison en fin d’après-midi, il se sent mieux et aimerait bien pouvoir retrouver sa copine pour la soirée. Mais sa mère a été on ne peut plus claire, pour tes amis, il y a les médias sociaux!

Claudine, enceinte jusqu’aux oreilles et au repos pour assurer une fin de grossesse sans problème de santé, a deux filles de 4 et 7 ans, son conjoint Rémi, professionnel, effectue du télétravail. Pour Claudine, ce qui pourrait paraître une situation idéale lui semble pourtant un défi immense. Ses deux filles ont de l’énergie à revendre. Bien que la maison soit remplie de jeux éducatifs de toutes sortes, d’écrans diversifiés, ce ne sera pas évident. En effet, ses deux enfants sont inscrites à toutes les activités possibles. L’idée de passer autant de jours d’affilés sans activités externes lui semble une éternité.

Léa, 13 ans, vit seule avec sa mère. Sa mère travaille de soir et vient d’être mise à pied temporairement. Léa est très autonome, elle est habituée à préparer ses repas, à voir à ses tâches, à faire les courses quand c’est nécessaire, mais il arrive parfois que sa mère ne rentre pas à la maison de la nuit. Ces fois-là, c’est souvent l’anxiété qui prend le dessus. Léa a un réseau d’amies bien établi, elle est en contact avec elles tous les jours grâce au vieil appareil que sa mère lui a donné au renouvellement de son contrat, mais pas de données mobiles. C’est pourquoi elle se rabat sur la bibliothèque juste en face pour accéder à Internet. En ce moment, c’est Léa qui doit convaincre sa mère de ne pas sortir pour voir des amis et qui essaie tant bien que mal de lui remonter le moral.

Et ce ne sont là que quelques situations fictives de gens qui ont tous compris l’importance des mesures sanitaires. Il y en a encore des milliers qui ne saisissent pas les enjeux et qui ont des besoins éducatifs. Mais dans tous ces cas, des questions me turlupinent : de quoi ces personnes ont-elles le plus besoin maintenant, dans deux semaines, dans un mois ou plus? Quelles sont les conditions d’apprentissage pour les enfants d’âge scolaire? En tant que pédagogue, quelle action puis-je poser pour les soutenir le mieux possible? Si l’on offre de la formation à distance, cela ne risque-t-il pas d’accentuer les écarts sociaux déjà existants? etc. Ce qui me semble clair, c’est qu’on aura beau offrir les meilleures formations à distance, il demeurera  nécessaire de se questionner sur les conditions d’apprentissage à mettre en place.

En éducation, aussi, on peut baser nos actions sur les données de la science. Ce que l’on sait, c’est que la formation à distance pose de grands défis, même avec des adultes. Les taux de décrochage sont élevés, les facteurs de réussite ne sont pas tous clairs. En classe, on sait que le facteur le plus déterminant, c’est ce qu’on appelle le sentiment d’efficacité personnelle. Ce que ça signifie, grosso modo, c’est que le fait de croire qu’on est capable d’apprendre quelque chose est plus important que n’importe quoi d’autre. Si j’arrive à vous convaincre que vous êtes capable d’apprendre, vous allez le faire. C’est là l’art de l’enseignement! Car pour y arriver, l’enseignante ou l’enseignant a besoin d’établir une relation de confiance avec ses apprenants, de connaitre le défi juste (assez grand, mais pas trop) qui leur permettra d’effectuer le prochain apprentissage. De leur proposer des contextes qui auront du sens pour eux, de stimuler leur imagination, de les motiver assez pour qu’ils s’engagent à réaliser des tâches exigeantes qui les obligeront à se dépasser. 

Bref, ce que je veux dire, c’est que mon réflexe premier de proposer des ressources numériques, de mettre des outils d’apprentissage en ligne, de monter de la formation à distance, c’est une bonne idée, mais ça pose aussi des défis immenses. Si l’on veut y parvenir, on a besoin de prendre le temps de s’y préparer, de ne pas se lancer à proposer des tonnes et des tonnes de liens et d’idées qui risquent de mettre de la pression indue sur les familles et qui plus est, de ne pas répondre à leurs besoins immédiats et futurs. On a besoin de se questionner sur les conditions d’apprentissages, sur les besoins des familles pour relever collectivement le défi de l’isolement social sur une aussi longue période de temps.

Une autre donnée de la recherche concerne le fonctionnement du cerveau. Les neurosciences ont permis de comprendre, comme l’explique le chercheur français Olivier Houdé1, que l’intelligence est la combinaison efficace d’automatismes et d’inhibitions. Les automatismes, ce sont comme des sentiers dans notre cerveau qui sont bien tracés, donc faciles à suivre et rapides à exécuter. Mais il peut s’avérer qu’ils ne sont pas la réponse adéquate à une situation nouvelle. C’est là qu’on a besoin des inhibitions. C’est la capacité à reconnaître que l’automatisme n’est pas la réponse la plus appropriée et donc à s’arrêter pour trouver d’autres solutions. 

Présentement, nous faisons face à une situation inédite. Jamais, à l’échelle de la planète, l’humanité n’a eu à relever un défi semblable. Nos réponses automatiques ne sont peut-être pas complètes. Peut-être a-t-on besoin, en éducation, de prendre un pas de recul et de trouver des solutions innovantes à une situation hors du commun. Au fond, l’urgence actuelle est sanitaire, sociale et économique. L’éducation est importante certes, mais pas urgente.

Benoit Petit, @petitbenoit

Merci à Marjorie Paradis pour la relecture et l’enrichissement de mon texte!

1 Olivier Houdé : Il faut entraîner le cerveau à résister aux automatismes de pensées, https://youtu.be/tcQTBHnfEj0, chaîne YouTube du journal Les Échos, 8 décembre 2014, consulté le 19 mars 2020

Version originale de ce texte : monurl.ca/educovid19

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